Les crédits de taxes hors de contrôle à Sherbrooke
Pour attirer des entreprises, la Ville de Sherbrooke offre depuis 2006 des crédits de taxes, parfois appelés « congés de taxes », qui sont modulés en fonction de certains critères précis. Les crédits durent en général de 5 à 10 ans et représentent souvent 100 % des taxes foncières du terrain. Autrement dit, si une entreprise vient s’établir dans le parc industriel de Sherbrooke, il y a de fortes chances qu’elle n’ait pas à payer de taxes pendant une décennie. Pour consulter la liste des entreprises qui profitent actuellement d’un crédit de taxes, cliquez ici.
Le pouvoir d’accorder de telles exemptions est limité et encadré par le gouvernement du Québec à travers la Loi sur les compétences municipales. Notamment, le montant total des crédits accordés annuellement ne doit pas dépasser l’équivalent de 1 % du budget de fonctionnement de la Ville. En 2007, le plafond a donc été fixé, suivant cette règle, à 28 millions de dollars pour une période de 10 ans. Le dépassement du plafond de 1 % est susceptible d’approbation référendaire. Autrement dit, si la Ville souhaite offrir plus de congés de taxes, elle doit avoir l’accord des citoyen.ne.s.
Or, ce plafond est justement sur le point d’être dépassé. En effet, la Ville a manqué de suivi sur ses offres de crédits de taxes, et elle s’est rendu compte qu’elle les avait fait grimper à 32,5 millions de dollars. Elle se voit donc obligée de modifier le libellé de son règlement, et ce, avant la fin de l’année, au risque de se retrouver dans une situation de non-respect de ses propres règles.
Mais ce n’est pas tout! Lorsque la Ville s’est aperçue de son erreur, elle a aussi constaté qu’elle se retrouverait en situation d’illégalité si rien n’était fait. Elle a donc voulu mettre fin au programme le plus rapidement possible, mais elle avait déjà promis plusieurs congés de taxes qu’elle n’avait pas encore versés. Un dépassement supplémentaire de 41 millions de dollars (vous avez bien lu) nous fait dépasser le fameux plafond de 1 % dès cette année, ainsi que pour les 8 années à venir. Oups!
Une absence de suivi
Il va sans dire qu’il s’agit d’une erreur monumentale causée par un flagrant manque de suivi des crédits octroyés et des crédits promis. Ce qui explique pourquoi, au retour des vacances d’été 2020, le conseil municipal de Sherbrooke a dû se réunir d’urgence pour tenter de rétablir la situation, car sinon la Ville se serait retrouvée en situation d’illégalité avant la fin de l’année. Néanmoins, c’est une situation très risquée, car si la population en venait à rejeter l’augmentation du plafond de crédits de taxes, plusieurs industriels à qui on a promis de grosses sommes d’argent seraient très mécontents… exposant du même coup la Ville à de possibles poursuites. C’est ce qu’on appelle avoir le bras dans le tordeur!
Sherbrooke Citoyen s’intéresse depuis longtemps à la question des crédits de taxes. Durant la dernière campagne, notre équipe avait proposé de réduire les crédits de taxes offerts aux entreprises de l’extérieur et d’offrir plutôt du support aux entreprises locales. Depuis le début du mandat, notre représentante et conseillère à l’hôtel de ville, Évelyne Beaudin, a maintes fois demandé à ce que soit évalué le programme de crédits de taxes, tout comme notre politique de vente de terrains industriels.
Depuis le mois de février 2019, la Ville et l’organisme économique Sherbrooke Innopole s’étaient donnés le mandat de revoir les crédits de taxes. Plus d’une année et demie plus tard, la seule conclusion à laquelle on est arrivés, c’est que… nous offrons trop de crédits de taxes. Regardez cette vidéo pour constater comment ce dossier a traîné depuis plus d’un an, dans une certaine confusion.
Des crédits de taxes trop généreux?
Avant de demander un rehaussement du plafond de crédits de taxes, la Ville a présenté un rapport aux élu.e.s dans lequel on tente de démontrer les avantages financiers du programme de crédits de taxes.
D’après les données du Service des finances, les entreprises ayant reçu des crédits de taxes depuis le début du programme ont payé 111,6 millions de dollars en taxes et s’en sont fait rembourser 32,5 millions, ce qui aurait généré 79 millions de dollars nets pour la Ville. Dans son analyse, la Ville ajoute à cela les prédictions de revenus fonciers nets, les revenus issus de la vente des terrains industriels et les revenus d’électricité de ces entreprises.
Puisque ce rapport ne prétend pas fournir une analyse exhaustive du programme, il convient d’être très prudent avec ces chiffres. En effet, plusieurs questions restent en suspens, notamment quant à l’évaluation de l’ensemble des coûts liés à l’ouverture ou à l’agrandissement d’un parc industriel. Bien que les terrains soient vendus, et non donnés aux entreprises, les revenus couvrent-ils 100 % des coûts engendrés pour la municipalité? Difficile de le croire, surtout en regard des faibles prix de vente des derniers dossiers ayant passé au conseil municipal.
Par ailleurs, une autre question que nous devrions nous poser est : avions-nous réellement à débourser l’ensemble de ces 32,5 millions de dollars pour générer ces revenus? Autrement dit, aurait-on pu avoir des critères plus sévères ou offrir des crédits moins généreux, avec sensiblement le même résultat? Au fond, l’objectif d’un tel programme devrait toujours d’être le plus incitatif possible, au coût le moins élevé pour les contribuables.
Évidemment, on nous parle de la compétition féroce des autres villes, sans jamais effectuer de démonstration chiffrée. Il faut quand même noter que Sherbrooke a des atouts que les autres villes n’ont pas nécessairement : un bassin important de diplômé.e.s; des accès autoroutiers vers les États-Unis; un milieu de vie digne d’une grande ville, sans les désagréments d’une grande ville, etc.
Aussi, ce programme de subventions soulève des questions plus larges :
- Le programme de crédits aux entreprises est-il équitable pour les divers types de contribuables sherbrookois : résidentiels, commerciaux, institutionnels et industriels?
- Est-ce qu’on aurait eu le même impact économique avec d’autres types de crédits ou d’autres types d’investissements?
- Le fait que notre parc industriel se soit rempli plus rapidement que prévu (en 5 ans au lieu de 10) ne nous indique-t-il pas que nos crédits sont peut-être un peu trop généreux?
- La Ville évalue-t-elle correctement l’ensemble des coûts reliés à la création ou à l’agrandissement d’un parc industriel?
- À quoi ressemblent les programmes incitatifs pour les entreprises dans les autres villes du Québec?
- Quelles sont les forces et faiblesses de Sherbrooke pour l’attraction d’entreprises industrielles? Qui sont objectivement nos véritables concurrents?
- Quels sont les avantages concrets sur la qualité de vie des Sherbrookois.es de l’arrivée de nouvelles entreprises? Comment varient ces avantages en fonction du type d’entreprise?
- Les congés de taxes pourraient-ils être assortis d’obligations pour les entreprises, par exemple quant à des normes de construction à haute valeur environnementale ou à un nombre d’emplois?
- N’y aurait-il pas lieu de plafonner chaque crédit individuellement? Un congé de taxes de près de 30 millions pour une multinationale, est-ce vraiment pertinent?
Tout ce travail d’analyse que Sherbrooke Citoyen réclame depuis des années doit être fait et bien fait. Il doit inclure des comparaisons entre les villes et nous donner un portrait clair des coûts et des bénéfices réels de ce type de programme. S’il y a un dossier pour lequel il vaudrait la peine d’engager un expert externe, c’est celui-ci.
Il ne faut pas oublier que plusieurs élu.e.s envisagent déjà la construction d’un autre parc industriel. Avant de se précipiter, il faut prendre toute la mesure de ce que cette quête du « développement économique » à grands coups de subventions nous rapporte… et ce qu’elle nous coûte à tous et à toutes.